Résumé : Maria Concepción, princesse espagnole, est élevée par son père en vue de régner. Destinée à devenir reine de France, elle épouse le roi Edouard, dont elle tombe instantanément amoureuse. Son destin semble donc tout tracé, lorsqu’elle réalise que les sentiments qu’elle porte à Girolamo, jeune garçon eunuque qui lui a été offert en esclave alors qu’ils étaient enfants, dépassent ce qu’il peut lui offrir. Liés par un lien indéfinissable, ils affrontent ensemble un monde impitoyable baigné de sang. Ce roman apparaît de prime abord comme assez différent de ce que l’auteur a pu écrire par ailleurs. En effet, ce livre, situé dans un temps imaginaire, prend des allures de roman historique, puisqu’il met en scène Maria Concepción, reine de France et d’Espagne, laquelle n’a pourtant jamais existé. Ce curieux postulat de départ permet à l’auteur de s’accorder de nombreuses libertés et d’aborder toutes sortes de sujets. Ainsi, une fois de plus, Jacqueline Harpman parvient à écrire une histoire hors du commun et tout à fait originale, sur base d’un genre on ne peut plus classique, qu’elle s’applique à déconstruire. Concernant le style, il renvoie aux romans de Madame de la Fayette, dont elle parodie l’écriture sans vergogne, usant et abusant des subjonctifs imparfaits. Cette écriture d’un autre temps achève de nous plonger dans un univers tout à fait particulier, ce qui n’est en rien contradictoire avec une grande modernité. Car Jacqueline Harpman, à mille lieues de s’embarrasser de contraintes grammaticales ou encore de la règle de bienséance si chère au temps qu’elle décrit, semble prendre un plaisir fou à malmener la langue. Aussi, afin de s’assurer de ne perdre aucun lecteur en route, elle se permet de temps à autre quelque vulgarité, qui, au beau milieu d’un chatoyant vocabulaire, dénotent d’autant plus et captivent. Ce style, elle le qualifiera elle-même de « particulier », mettant en cause le multilinguisme de son personnage. Ainsi, le véritable écrivain n’est plus Jacqueline, mais bien le serviteur eunuque de Madame la reine. Ceci nous amène au point suivant, concernant le rapport tout-à-fait particulier qu’entretient Jacqueline vis-à-vis de ses personnages et de son rôle d’écrivain. La narration est effectivement remarquable. L’histoire est rédigée à la première personne, incarnée par Girolamo, serviteur de la reine. Par son intermédiaire, elle fait allusion à plusieurs reprises à son statut d’écrivain tout puissant, mettant en place un jeu méta-littéraire à la fois subtil et à la limite de l’insolence. Pour preuve, elle n’hésite pas à se nommer elle-même, Harpman, en la position d’un enfant tenant l’encrier de Girolamo, le véritable écrivain. Elle s’identifie alors à une simple scribe soumise à son personnage, lequel a fini par prendre le contrôle de sa créatrice. D’ailleurs, à plusieurs reprise, Maria remet en cause l’existence de Dieu. Or, puisqu’elle doit son existence à Jacqueline Harpman, j’en suis venue à me demander si ce n’était pas une manière de figurer la rébellion du personnage contre son auteur, qui finit par se laisser emporter par ces hommes et ces femmes qu’il a créés de toute pièce. Mais il me semble que je me perds en conjectures, prenant le risque de voir des métaphrores là où il n’y en a pas. Revenons-en donc à une lecture plus littérale de ce texte. A propos des thèmes qui sont abordés dans ce texte, j’ai beaucoup aimé la manière Harpman traite celui de l’amour impossible, qui prend plusieurs formes. D’abord, un amour impossible au sens littéral du terme, puisque la condition de Girolamo en empêche sa réalisation. Ensuite, un amour incestueux rendu impossible par la société, celui Delphine et de son frère. Ce second couple sert de miroir au premier, mettant ainsi en évidence la relation fraternelle qui unit Maria à son esclave. Cet amour platonique, bien que cruel et malsain, est présenté comme le plus beau et le plus éternel qui soit, comme si la seule manière d’entretenir le désir était de l’interdire. Ne désire-t-on vraiment que ce que l’on ne possède pas ? Ce livre soulève ainsi de nombreuses questions quant à la nature de l’amour, et plus particulièrement celui qui va au-delà de la simple union biologique et reproductive, à une époque où la femme a pour seule fonction de fournir à la couronne un héritier. Pour poursuivre sur le même sujet, j’aimerais souligner la modernité du personnage de la reine. Dans un temps où la femme se doit d’être soumise, elle n’hésite pas à briser les règles, allant jusqu’à abroger la loi salique et à rêver d’une Europe unie qui ne verra le jour que bien des siècles plus tard… De ce fait, la reine voyage, monte à cheval et prend une part active à la politique de son pays. J’ai beaucoup aimé le mélange de ce personnage digne des plus grandes poésies épiques, plongé dans une atmosphère évoquant La Princesse de Clèves. Le paradoxe est d’autant plus fort que la Princesse de Clèves est également en proie à un amour impossible, alors même que son caractère est radicalement opposé à celui de Maria… Mais voilà que je m’emporte de nouveau et surinterprète peut-être. Si vous avez lu Le Bonheur dans le crime de la même auteur, vous aurez certainement remarqué les nombreuses similitudes entre ces deux romans. Elle y glisse même une allusion vers les dernières pages, ce qui laisse à penser que ces parallélismes sont volontaires. En effet, on retrouve le thème de l’inceste, très dérangeant mais visiblement cher à cette écrivain, un style d’un autre siècle, et un récit à la première personne construit sur une rétrospection. Aussi, l’architecture a une importance proéminente dans l’intrigue, puisque comme la maison d’Emma, le château de Vaux-le-roi a une part invisible, refuge des amants. Je l’avoue, j’avais peur, en commençant ma lecture, de ne pas retrouver la patte de Jacqueline Harpman, dans un registre si différent de ce que j’avais lu d’elle jusqu’alors. Mais en mêlant les genres et en en bouleversant les règles, elle est parvenue à imprimer sa propre marque de fabrique sur cette histoire, prouvant ainsi son incroyable faculté d’adaptation. C’est donc soulagée et repue de ces quelques 344 pages que j’ai dévorées que je vous écris, sans savoir comment conclure ni comment ordonner mes pensées, face à un livre si déstabilisant. Car c’est un roman étrange et aux facettes multiples que nous livre Jacqueline Harpman, si bien qu’arrivée à la dernière page, on ne sait que penser. Que dire en effet après cette scène grandiose, celle de la mort d’une reine, mais avant tout d’une femme, qui n’est pas sans rappeler la scène de fin d’un certain Père Goriot ? J’ai l’impression de me répéter à chaque fois que j’écris sur cette auteur, mais elle me fascine et je ne peux pas ne pas le dire : encore une fois, elle a réveillé ma fureur de lire et je me tournerais sans doute bien vite vers ses autres livres. Elise Je dois au crime dont je fut la victime d'avoir été le plus heureux des hommes parce qu'il me permit de vivre le seul amour qui reste toujours intact, celui que rien n'altère, l'amour impossible qu'aucun exaucement n'affadit.
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AuteursRaphaëlle, 17 ans, grande lectrice, du classique à la science-fiction. Archives
Juin 2019
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